Après l’Équateur et le Chili en octobre, la Bolivie fait elle aussi l’objet de convulsions socio-politiques très fortes en cette fin d’année 2019. L’armée dans les rues, les dizaines de mort·es et l’exil du président Evo Morales au Mexique a fait couler de l’encre. Cependant, les analyses divergent en ce qui concerne l’attribution des responsabilités et la compréhension des enjeux pour la société bolivienne. La réalité complexe mérite une analyse nuancée précédée d’un rapide récapitulatif des faits qui ont mené a un conflit explosif et des débats actuels en Bolivie et dans le reste de l’Amérique latine. Il faut pour cela faire un bref retour en arrière.
Essor et limites de la politique pluri-nationale d’Evo Morales
Après plusieurs décennies de gouvernement de droite libérale, dont les politiques ont été le fruit de l’ajustement structurel imposé sur le continent par le FMI, les années 2000 sont le théâtre d’une grande instabilité en Bolivie. La guerre de l’eau en 2000 et la guerre du gaz en 2003, contre la privatisation des ressources naturelles, font boule de neige et provoquent la chute de deux gouvernements successifs. C’est dans ce contexte qu’en 2006, Evo Morales est élu : il est issu du mouvement syndicaliste des producteurs de coca, c’est le premier président autochtone qui porte un discours fort en ce sens.
Porté par de puissants mouvements sociaux qui s’articulent depuis les années 1980, un processus de transformation profonde, porteuse de grand espoir, prend alors forme dans le pays. La réforme constitutionnelle de 2008, qui inscrit notamment la pluri-nationalité de la Bolivie et reconnaît des droits à la Terre Mère, est un symbole fort de l’entrée des peuples autochtones sur le devant de la scène politique. Cependant, à l’est du pays, autour de la capitale économique Santa Cruz, située dans l’Amazonie et en fort lien avec le Brésil, des tentatives de blocage menacent le processus. Portée par l’élite blanche, oligarchique et de droite dure, cette déstabilisation ne parvient pas à son but en dépit des menaces de faire sécession. Malgré tout, la méfiance entre les « Collas » (andin·es qui vivent à l’ouest, dans les montagnes) et les « Cambas » (habitant·es des régions basses, à l’est) et la polarisation politique s’en trouvent approfondies.
Les premiers signes d’une rupture politique entre Evo Morales et les mouvements qui l’ont porté au pouvoir apparaissent en 2011-2012. Face au projet de construction de l’autoroute interocéanique, qui devait passer par la réserve naturelle du TIPNIS, des grandes manifestations s’organisent. La répression des manifestant·es et le manque d’écoute du gouvernement font germer le mécontentement à son égard.
Le deuxième moment clé de la rupture est le referendum constitutionnel de 2016, au cours duquel les Bolivien·nes ont dû se prononcer sur la modification de la Constitution de 2008 pour autoriser Evo Morales à se présenter pour un 4e mandat. Le « non » l’emporte, à 51 % mais, par un tour de passe-passe juridique, le Tribunal Constitutionnel valide malgré tout la candidature de Morales ; le sentiment de déconnexion du président avec les mécontentements d’une partie grandissante de la population, dont ses propres soutiens initiaux, s’approfondit.
L’autoritarisme grandissant de Morales, ses manœuvres politiques et l’ambiguïté de certaines de ses politiques publiques, notamment extractives, sont bien résumés par le penseur uruguayen Raul Zibechi. Il montre notamment que la gestion des élections du 20 octobre 2019, entachées d’accusation de fraude et d’irrégularités, et où Evo Morales a insisté pour se déclarer vainqueur dès le premier tour malgré les tensions grandissantes, a largement contribué à faire exploser la situation. Les mobilisations sociales sont fortes, des routes sont bloquées, et les confrontations avec la police se multiplient. Des peurs profondes sont en jeu : celle de perdre l’institutionnalité démocratique d’une part, celle du retour de l’élite blanche et oligarchique de l’autre.
Les élections du 20 octobre 2019 : le détonateur
C’est dans ce contexte hyper-tendu que le leader d’opposition Luis Fernando Camacho appelle le dimanche 10 novembre 2019 à une insurrection de l’armée pour pousser Evo hors du pouvoir. La police se rebelle contre le président, qui demande immédiatement l’asile au Mexique et dénonce sur Twitter un ordre d’arrestation contre lui et un coup d’État, ainsi que le pillage de sa maison et de celles de ses proches. Dans les minutes qui ont suivi la démission d’Evo Morales, Camacho est entré dans le « Palais Brûlé » (le Palais présidentiel) et a remplacé le drapeau de la Wiphala par le drapeau bolivien et affiche la Bible, affirmant que « la Pachamama [la Terre Mère, élément symbolique et rhétorique mobilisé par Morales] ne reviendra jamais au gouvernement. La Bolivie appartient au Christ. »…
WEILL Caroline