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Au Mexique, « pas de pandémie pour les groupes paramilitaires »

Au Mexique, les assassinats d’autochtones par des groupes paramilitaires sont devenus si banaux qu’ils ne sont même pas couverts par les médias. Le Rapport mondial 2020 de Human Rights Watch indique que le gouvernement mexicain ne fournit pas de données fiables sur les exécutions extrajudiciaires et les attaques violentes exercées contre les militants indigènes. Pourtant, dans les documents examinés par Equal Times, des organisations locales rapportent qu’entre 2012 et 2018, 499 attaques ont été perpétrées au Mexique à l’encontre des défenseurs de la terre et des militants environnementaux indigènes.

Au cours de l’année dernière, alors que l’attention du monde se focalisait sur les ravages causés par la pandémie de coronavirus (le Mexique se trouve actuellement à la troisième place, après les États-Unis et le Brésil, en nombre de décès dus au Covid), et en l’absence d’observateurs nationaux et internationaux des droits humains, les groupes paramilitaires ont redoublé leurs attaques contre les militants des droits des indigènes, les défenseurs de la terre et les organisateurs communautaires.

En ce 15 février 2021, 100 jours après sa disparition, le cadavre du militant indigène Miguel Vázquez Martínez a été retrouvé dans une fosse clandestine dans l’État de Veracruz. Le 23 janvier, Fidel Heras Cruz a été assassiné dans l’État d’Oaxaca. Entre le 18 et le 21 janvier, des milices paramilitaires ont attaqué la communauté autonome de Moisés Gandhi avec des armes à feu et tiré sur les maisons pendant des heures. Ces trois cas s’inscrivent, hélas, dans une bien longue liste d’agressions.

« Le paramilitarisme a une longue histoire dans de nombreux pays d’Amérique latine », déclare Michael A. Paarlberg, professeur de sciences politiques à l’université du Commonwealth de Virginie, aux États-Unis. Au Mexique, une nouvelle forme de paramilitarisme est apparue en réponse au soulèvement zapatiste de 1994. Alors que plusieurs communautés indigènes mayas prenaient les armes sous le nom d’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) pour protéger leurs terres ancestrales et lutter contre les inégalités et les discriminations dans le sud du Mexique, des groupes armés de droite, soutenus secrètement par le gouvernement fédéral et des personnalités régionales influentes, ont lancé des attaques contre les populations indigènes.

Dix ans plus tard, à mesure que les cartels de la drogue renforçaient leur présence au Mexique, l’alliance entre les trafiquants de drogue et les paramilitaires s’étendait pour contrôler les territoires appartenant aux populations autochtones et les forcer à quitter leurs terres ancestrales. Pour M. Paarlberg, ce déploiement correspond à une tendance régionale.

« C’est ce qui s’est passé avec les ’Autodefensas’ en Colombie, les ’Rondas’ au Pérou et les ’Patrullas’ au Guatemala. L’on constate une augmentation de l’activité paramilitaire dans les régions où l’État est peu présent et les institutions défaillantes, et où la sécurité n’est pas garantie et la justice n’est pas fiable. »
Au Mexique, lorsque les activités des organisations de défense des droits humains et des droits des indigènes se sont vues restreintes par les mesures de confinement de mars 2020, les paramilitaires ont sauté sur l’occasion pour étendre leur contrôle territorial, en particulier dans les États du Chiapas et d’Oaxaca, où les populations indigènes sont le plus concentrées.

« Il n’y a pas de pandémie pour les paramilitaires », affirme Rubén Moreno, un militant des droits des indigènes de la ville de San Cristóbal de las Casas, dans l’État méridional du Chiapas, le plus pauvre du Mexique. « Les paramilitaires poursuivent leurs exactions et les indigènes n’ont pas accès à la justice. Pourquoi ? Cette discrimination absolue est fondée sur le seul motif que nous sommes indigènes. »
L’article 2 de la Constitution mexicaine, adoptée en 1917, au plus fort de la révolution mexicaine, souligne le droit des peuples indigènes à l’autonomie, à l’autodétermination et à conserver le contrôle sur leurs terres ancestrales. Toutefois, le vécu des communautés indigènes, soumises au racisme structurel, à l’exclusion sociale et aux discriminations quotidiennes, est loin de correspondre aux droits inscrits dans la Constitution.

Les indigènes tzotziles, tzeltales et zoques de San Cristóbal se souviennent que récemment encore, au début des années 1990, ils n’avaient pas le droit de marcher sur les trottoirs hauts et étroits de leur ville si ceux-ci étaient occupés par des Mexicains blancs ou métis. Toute personne indigène devait descendre du trottoir et s’aventurer sur une chaussée plus semblable à une rivière, durant la proverbiale saison des pluies de San Cristóbal.

Une histoire sans cesse ponctuée de massacres
La discrimination reste omniprésente aujourd’hui. Bien que selon le recensement de 2015, les Mexicains indigènes représentent 10,1 % de la population, presque 70 % d’entre eux vivent dans la pauvreté et ne disposent pas d’un accès élémentaire aux soins de santé ni à l’éducation. Les petits villages des communautés indigènes mexicaines, jadis détruits par les conquistadors espagnols, continuent de subir des attaques et des assassinats collectifs. Un des derniers épisodes s’est produit en juin 2020, lorsque des paramilitaires ont profité du confinement pour assassiner 15 habitants ikoots du village de Huazantlán del Río dans l’État d’Oaxaca.

Pedro Faro, directeur du Centre des droits humains Fray Bartolomé de las Casas au Chiapas, déplore la forte augmentation du nombre d’attaques ciblant les communautés tzeltales d’Aldama, dans les hautes terres du Chiapas, depuis le début de la pandémie. Selon les données enregistrées par ce centre, 658 attaques armées ont eu lieu dans différentes localités d’Aldama, entre le 17 avril 2018 et le 17 septembre 2020. Rien qu’entre le 18 septembre et le 30 novembre 2020, les indigènes d’Aldama ont été attaqués 410 fois.

« Avec la pandémie, les conflits se sont intensifiés dans des régions qui avaient déjà souffert de la violence », explique M. Faro. « Aldama n’est qu’un exemple. Des groupes paramilitaires ont été réactivés, ce qui provoque une recrudescence de la violence dans différentes zones du Chiapas comme Chalchihuitán, Chilón, Carmen San José et Moisés Gandhi. »

Les défenseurs des droits humains, quant à eux, signalent que la violence paramilitaire ne saurait être pleinement comprise si l’on ignore le rôle du gouvernement fédéral dans la violence permanente exercée au Mexique à l’encontre des populations indigènes. Pedro Faro va même plus loin en affirmant que le terme « paramilitaire » est sciemment employé par les organisations de défense des droits humains pour désigner les groupes armés d’extrême droite, afin de signifier leurs accointances avec l’armée officielle.
« Nous parlons de groupes paramilitaires parce qu’ils sont totalement dédiés aux activités militaires », souligne M. Faro. « Nous signalons également la connivence entre l’État et ces milices. C’est pour cela que l’État ne touche pas aux groupes paramilitaires. »

Le gouvernement déploie des groupes paramilitaires, selon les analystes et les militants, s’il ne tient pas à intervenir directement, comme lors des assassinats d’indigènes de 2006 à Viejo Velasco et de 1997 à Acteal. Dans ces deux cas, les forces armées officielles du pays étaient stationnées à proximité du lieu des massacres, où elles pouvaient même entendre le bruit des tirs, mais n’ont rien fait pour mettre fin à la violence.

« Pour les gouvernements, les paramilitaires ont comme valeur ajoutée qu’ils sont disposés à s’acquitter d’actions que les forces de sécurité officielles ne peuvent mener », explique Michael A. Paarlberg. « Ces milices prennent à leur compte le trafic illégal, la persécution de rivaux politiques ou les exécutions extrajudiciaires de civils, tout en permettant aux dirigeants gouvernementaux de proclamer de manière plausible que ces violations des droits de l’homme ne leur sont pas imputables. Et le pouvoir des groupes paramilitaires réside dans la peur qu’ils génèrent par la nature imprévisible et brutale de leur violence. »

Une population indigène prise sous le feu des paramilitaires
Dans une déclaration de février 2020, une organisation de la société civile, Las Abejas de Acteal, a critiqué le rôle du gouvernement dans l’armement des groupes paramilitaires : « Quand les mauvais gouvernements cesseront-ils de répondre par les armes, les armées, les casernes, les postes de contrôle et l’entraînement de groupes paramilitaires aux revendications des peuples qui veulent seulement vivre en paix ?  »

Las Abejas (Les abeilles) est l’une des organisations de la société civile les plus actives des hautes terres du Chiapas. Elle prône la mobilisation pacifique pour assurer l’autonomie des communautés indigènes et dénonce le rôle des groupes paramilitaires au Mexique. Constituée en 1992 en réponse à la violation des droits des populations autochtones, l’organisation a réussi à unifier les agriculteurs et les villageois tzeltales dans la municipalité de Chenalhó, au Chiapas. Elle a cependant dû payer un lourd tribut pour ses résultats : en 1997, plus de 100 paramilitaires se sont introduits dans le village d’Acteal et ont brutalement assassiné 45 femmes, hommes et enfants lors d’une réunion de prière.

« Ce n’est pas d’histoire dont nous parlons, mais bien du présent, lorsque nous évoquons le massacre de 1997 », précise Simón Pedro Pérez, un dirigeant communautaire tzeltal et ancien directeur de Las Abejas, en faisant référence à la présence actuelle des paramilitaires dans la région.
« Nous vivons au Chiapas la même situation aujourd’hui [qu’en 1997]. Nous n’avons vu aucun changement, et les gouvernements successifs ont poursuivi les mêmes idées et les mêmes politiques [que celles du gouvernement de 1997]. »

En septembre 2020, le gouvernement fédéral a proposé une « solution amiable » sous la forme d’excuses publiques et de réparations aux familles des victimes du massacre d’Acteal. Il a reconnu en outre que le gouvernement n’avait pas pris les mesures adéquates pour empêcher les assassinats. L’association Las Abejas a toutefois rejeté l’offre de conciliation parce qu’elle exige que le gouvernement mène l’enquête sur le massacre et en assume la pleine responsabilité, et que les auteurs soient traduits en justice.
Dans une petite chapelle d’Acteal, debout près de l’autel qui porte encore les impacts de balles du massacre de 1997, M. Pérez explique calmement que les relations entre le gouvernement et les paramilitaires sont restées intactes quels que soient les gouvernants au pouvoir.

Comme de nombreux autres dirigeants de communautés indigènes, il sait sa vie en danger, preuve que le gouvernement fédéral n’a pas tenu ses promesses de rendre justice aux communautés indigènes.
« Le gouvernement déclare qu’il veut instaurer l’égalité et la paix au Chiapas, mais pour nous, ce n’est qu’un mensonge », ajoute Simón Pedro Pérez. « Les paramilitaires ont recours aux armes à Aldama et Santa Marta, ils [le gouvernement] savent pertinemment qui sont les personnes armées, mais ne veulent pas les condamner. Alors, où est l’égalité dont ils parlent ? Où est la paix ? Où est la justice ? »

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